Crise institutionnelle en Catalogne : enjeux juridiques et politiques

[AMICUS CURIAE] Ce vendredi 27 octobre [article de presse – en français], le Parlement de Catalogne et le Gouvernement d’Espagne ont adopté de façon quasi-simultanée des mesures destinées, pour le premier, à amorcer l’ouverture d’un processus ouvertement sécessionniste et, pour le second, à contraindre la Généralité de Catalogne à respecter les obligations que lui impose la Constitution espagnole de 1978, ainsi que le permet l’article 155 de cette dernière. La valeur et la force juridiques de ces deux séries mesures sont désormais au cœur d’une importante lutte pour l’exercice de la souveraineté en Catalogne.

Sur un plan strictement juridique, la résolution [document officiel PDF – en catalan] votée à une majorité a priori écrasante (mais relativement courte si l’on tient compte de l’abstention de cinquante-trois députés) de 70 voix sur 82 au Parlement de Catalogne n’a qu’une valeur déclarative. Elle ne saurait donc théoriquement contraindre le pouvoir exécutif et l’administration de cette entité, perçue comme simple communauté autonome par le pouvoir central mais comme Etat indépendant par les nationalistes catalans.

A la lecture de ce document, il apparaît néanmoins que seul son préambule – lequel reprend en réalité la déclaration d’indépendance présentée aux députés catalans le 10 octobre dernier mais dont l’adoption avait jusqu’ici été suspendue [article de blog – en français] – est formulé en des termes déclaratifs. Le dispositif de la résolution se veut en revanche bien plus prescriptif. Celui-ci contient en effet une série de mesures procédurales et transitoires, prévoyant l’adoption d’une constitution et attribuant à la Catalogne un certain nombre de fonctions régaliennes, caractéristiques de tout Etat souverain. Les lois fiscales, destinées à être adaptées au pseudo-droit transitoire ainsi instauré, font dans ce cadre l’objet d’une attention toute particulière, mais on pourra également noter [article de presse – en français] la création d’une banque centrale ou le rattachement par principe des 22 000 fonctionnaires présents en Catalogne à l’Etat auto-proclamé.

Parallèlement, le Gouvernement d’Espagne et son président, M. Mariano Rajoy, ont adopté les mesures permises par le texte d’habilitation voté au Sénat en application de l’article 155 de la Constitution espagnole. Le président de la Généralité de Catalogne en fonction a été destitué par décret royal [document officiel PDF – en espagnol] et le Parlement de Catalogne dissout pour laisser place à des élections locales anticipées, programmées pour le 21 décembre prochain [document officiel PDF – en espagnol]. D’autres décisions concrètes sont venues compléter et préciser l’étendue des compétences du pouvoir central en Catalogne : les fonctions de commissaire principal de la Police de la Généralité de Catalogne (ou Mossos d’Esquadra) de M. Josep Lluís Trapero, d’ores et déjà visé par une procédure pénale pour sédition [article de presse – en français], ont ainsi pris fin samedi dernier, sur décision du ministre de l’Intérieur espagnol, M. Juan Ignacio Zoido [document officiel PDF – en espagnol]. Parmi les autres options qui auraient pu être ouvertes par le Sénat figurait initialement la possibilité de soumettre au contrôle du Gouvernement les médias publics catalans, fortement critiqués pour leur ligne éditoriale favorable à l’indépendance [article de presse – en français]. Cette option a néanmoins été évincée du texte final, suite à un amendement socialiste, approuvé par la majorité conservatrice [article de presse payant – en français].

Au croisement de ces diverses tentatives de subordination des institutions catalanes, les observateurs constatent l’impossibilité totale d’un dialogue ou d’une résolution juridique du conflit, due à une divergence d’interprétation quant à la norme suprême dominant le système catalan [article de presse – en français]. Les nationalistes et indépendantistes catalans assument en effet depuis plusieurs années le caractère anticonstitutionnel, au regard du seul droit positif espagnol, de leur programme politique et des actions destinées à le mettre en application, estimant obéir au principe juridique suprême de « souveraineté du peuple catalan ». Les « droits historiques du peuple catalan » fondant un hypothétique droit à l’autogouvernement de cette communauté avaient d’ailleurs fait l’objet d’un précédent contentieux devant le Tribunal constitutionnel [site officiel – en espagnol], lequel est aujourd’hui saisi d’un recours tendant à la suspension puis à l’annulation de la résolution du Parlement de Catalogne du 27 octobre [communiqué de presse PDF – en espagnol]. Ce sentiment est parfaitement traduit dans la loi du 6 septembre 2017 organisant le référendum d’auto-détermination du 1er octobre dernier, puisqu’elle prétend prévaloir « hiérarchiquement sur toutes les normes pouvant entrer en conflit avec elle […] » : M. Anthony Sfez, doctorant en droit public, analyse un tel acte sur le plan juridique comme révolutionnaire, c’est-à-dire comme une tentative de substitution temporaire d’une légalité par une autre [article de blog – en français]. Le refus de certains Catalans [article de presse – en français] de prendre part aux élections convoquées par le Gouvernement d’Espagne et de reconnaître tant la dissolution du Parlement de Catalogne que la destitution du président de la Généralité témoigne de la reconnaissance de cette légalité parallèle par une partie de la population.

L’enjeu principal de ce conflit dans les prochains jours pourrait être l’obéissance des fonctionnaires catalans [article de presse – en français], dont seuls 9 % sont organiquement rattachés au pouvoir central, et plus spécifiquement des effectifs de police, constitués de 17 000 Mossos d’Esquadra et de seulement 6 000 gardes civils et policiers nationaux. A plusieurs reprises au cours des semaines qui ont précédé, et en particulier le jour de la tenue du référendum anticonstitutionnel d’autodétermination [reportage vidéo – en français], la presse espagnole et étrangère a relevé l’absence de zèle voire l’opposition des policiers de la Généralité aux instructions émises par le Gouvernement central. Le journaliste espagnol Rubén Amón a de surcroît pointé [article de presse – en français] la difficulté pour Madrid de revenir sur trente années de transferts de compétences et services publics stratégiques (éducation, langue officielle, médias, etc.) au bénéfice de la communauté autonome de Catalogne.

Dans Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789), Emmanuel-Joseph Sieyès écrivait : « Une Nation est indépendante de toute forme ; et de quelque manière qu’elle veuille, il suffit que sa volonté paraisse, pour que tout droit positif cesse devant elle, comme devant la source et le maître suprême de tout droit positif. » Un échec dans la mise en oeuvre de l’article 155 de la Constitution espagnole, après la désobéissance des autorités catalanes à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel relative au référendum du 1er octobre [article de presse – en français], serait ainsi susceptible de faire craindre aux défenseurs de l’intégrité du territoire espagnol une poursuite du processus sécessionniste enclenché vendredi dernier, en dépit de toute condamnation judiciaire ou politique. En toute hypothèse, le scrutin du 21 décembre prochain doit permettre d’apprécier l’allégeance de la population catalane à l’une ou l’autre des parties à ce conflit.

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